Accueil Culture 75e festival de Cannes : Tendances d’une édition

75e festival de Cannes : Tendances d’une édition

Après le clap de fin de la 75e édition du Festival de Cannes, un regard dans le rétroviseur s’impose afin de déceler les enjeux et les tendances thématiques et esthétiques du cru de la compétition. Le détail.

Dans cette édition au cru, somme toute, moyen, la famille s’est avérée l’un des thèmes les plus récurrents des 21 films de la compétition officielle.

Rien d’étonnant, donc, de voir le réalisateur japonais Hirokazu Kore-Eda aborder ce thème dans «Broker», lui, qui l’a déjà évoqué dans la majorité de ses précédents films : «Nobody knows», «Tel père, tel fils», «Notre petite sœur» et «Une affaire de famille» (Palme d’or en 2018).

L’action de «Broker» se déroule en Corée du Sud où il existe des boîtes dans lesquelles une mère peut déposer son bébé afin que celui-ci soit adopté par une autre famille. Or, un patron de pressing et son employé en profitent pour s’adonner au trafic d’enfants.

Bébés abandonnés, trafic d’enfants, adoption, recomposition familiale, ce sont là les thématiques-clés et obsessionnelles du cinéaste qui nous embarque dans un road-trip mouvementé, mais moins crédible et moins attachant qu’«Une affaire de famille». Ce qui n’a pas empêché l’acteur principal, Sang Kan-Ho, tendre et bienveillant dans un rôle de trafiquant d’enfants, de recevoir le prix d’interprétation masculine. «Frère et sœur», du Français Arnaud Desplechin, relève du règlement de comptes familial où s’affrontent Louis et Alice qui se détestent fraternellement. Dans ce drame familial, la haine consomme les personnages, filmés dans une confrontation qui se décline en gros plans.

Les blessures émotionnelles enfouies, le deuil, la douleur, les souffrances du passé refont surface. Le duel, on ne sait trop pourquoi, ira crescendo. Cette haine est-ce au fin fond de l’histoire de l’amour que les protagonistes n’arrivent pas à exprimer d’autant que la réconciliation se profile à l’horizon dans un ailleurs ensoleillé, en terre d’Afrique.

Le thème de la famille est également traité dans «Leïla et ses frères» du cinéaste iranien Saeed Roustaee.

Très touchée par une crise économique sans précédent, la famille de Leïla, ses parents et ses quatre frères, croule sous les dettes. 

Tous se déchirent au fil de leurs désillusions personnelles. Afin de sortir de cette situation, Leïla pousse ses frères à acheter une boutique dans un centre commercial. Mais comment réunir la somme d’argent nécessaire?

Leïla, héroïne volontaire et déterminée, a un plan. Mais Esmail, le patriarche, lui, en a un autre : devenir le nouveau parrain de la communauté, la plus haute distinction de la tradition persane…

La famille chez Roustaee est le lieu de tous les conflits, on s’écharpe cruellement entre trahisons, corruption, détestation, tyrannie du patriarche, traditions obsolètes et ruineuses.

Ce drame social et économique est marqué par la puissance des dialogues, la force des rebondissements et du jeu des acteurs : Saeed Poursamini, dans le rôle du patriarche, et Tranem Alidousti campant le rôle de Leïla sont magnifiques. Et ils auraient bien mérité, tous deux, des prix d’interprétation.

Filmé avec maestria en privilégiant les dialogues qui mènent la danse et font monter la tension jusqu’à la scène finale où l’adieu au patriarche et, par là, aux codes traditionnels, est tout simplement époustouflant de beauté et d’émotion.

Evoquant le cinéma d’Asghar Farhadi, «Leïla et ses frères» rend compte, à travers les mésaventures de cette famille, de l’état du pays, miné par une grave crise économique.

Avec «Un petit frère», la réalisatrice Leonor Serraille brosse le quotidien d’une famille ivioirienne, une mère et ses deux fils, venue s’installer en banlieue parisienne.

À travers plusieurs ellipses et le portrait du trio familial, la réalisatrice évoque la déconstruction et la reconstruction d’une famille, sur une période de plus de 30 ans, des années 80 à aujourd’hui.

Du genre réalisme-social, le film s’égrène, de façon laborieuse, hélas!

Le deuxième thème récurrent des films de la compétition après la famille concerne l’immigration.

Migration, racisme et exclusion

Dans son dernier long-métrage «R.M.N.», le réalisateur roumain, Cristian Mungiu, évoque, essentiellement, les problèmes de la migration et de l’exclusion. En fustigeant le repli des communautés, le racisme, la xénophobie, le rejet de la différence et de la diversité ainsi que la montée du nationalisme.

Ce shisme social est magnifiquement reflété dans un plan séquence fixe de près de 15 mn où la population multiculturelle de cette communauté s’avère si loin de ce «vivre-ensemble» tant souhaité.

«Tori et Lokita» des frères Dardenne met en scène de manière naturaliste et toujours dans une sorte de sèche retenue les mésaventures de deux ados du Bénin, en butte aux mécanismes de l’administration et un terrible réseau de trafic de drogue. Cet opus a reçu le prix du 75e anniversaire du festival.

L’amitié dans toutes des déclinaisons

Deux opus, «Les Huit montagnes» des Belges Felix Vangroeningen et Charlotte Vandermeersch et «Nostalgia» de l’Italien Mario Martone posent une question importante : l’amitié peut-elle résister aux séparations et au passage du temps ?

Dans «Les Huit montagnes», adaptation du livre éponyme de Paolo Cognetti, deux enfants, Pietro, citadin turinois, et Bruno, vivant au village de Grana, dans les Alpes, passent un bel été ensemble, une grande amitié se noue entre eux.

Malgré les séparations et le passage du temps leur amitié deviendra fusionnelle, protégée par la montagne majestueuse qu’ils explorent jusqu’au sommet dans leurs multiples randonnées.

Dans cette chronique narrativement linéaire, l’amitié est aussi pure et valeureuse que la nature qui constitue le relief essentiel de la mise en scène. «Les Huit montagnes» a reçu le Prix du jury.

Dans «Nostalgia», l’amitié est enfouie dans la mémoire du personnage central Felice, de retour dans sa ville natale, Naples, après 40 ans d’absence. Il vivait au Caire où il a épousé une Egyptienne. Après les retrouvailles très tendres avec sa vieille mère, Felice se promène dans la ville de Naples et dans les dédales de la Sanita, un quartier pauvre. Et c’est là que des flash-back de promenades à moto avec Oreste, son ami d’enfance, hantent sa mémoire.

Il se remémore des scènes de vol à la tire, de cambriolages et décide de revoir son ami, devenu Patron de la Mafia Sanita, dont il a été séparé par un drame. Leur amitié survivra-t-elle ?

Non, pas de spoiler. Ce drame psychologique est porté par une mise en scène où les pérégrinations de Felice dans les labyrinthes de la Sanita, gagnée par la mafia reflètent les méandres de la mémoire, hantée par le passé avec lequel il désire profondément renouer afin de régler ses comptes et retrouver enfin cette paix intérieure, objet du désir.

Malgré une fin précipitée, manquant d’intensité, «Nostalgia», adopté du roman éponyme signé Ermano Rea, est porteur d’une belle réflexion sur l’amitié. Il vaut également par la prestation époustouflante de l’immense acteur, Pier Francesco Favino.

Dans «Close», son 2e opus, après «Girl» (caméra d’or 2018), le Belge Lukas Dhont propose un drame déroulant une histoire d’amitié fusionnelle entre deux ados âgés de 13 ans, Léo et Remi, rompue suite aux soupçons et aux humiliations qu’ils subissent de la part de leur camarade de classe. Léo veut affirmer sa virilité et se protéger de toute accusation d’homosexualité.

Mais Rémi tient ardemment à cette amitié. Souffrances, culpabilité, et libération finale ponctuent cet opus aux nombreuses ellipses d’une saison à l’autre. Ce qui l’empêche d’aller au fond des choses, ou mieux de dire les choses de manière plus forte. Le parti pris de style pudique dans ce film à la facture, somme toute classique, qui lui confère une certaine sensibilité, a, semble-t-il, séduit le jury qui lui a octroyé le Grand-Prix ex æquo avec le décevant «Stars at Noon» de la Française Claire Denis. Une histoire d’espionnage abracadabrante qui se déroule au Nicaragua.

La lutte des classes en mode satire

Avec sa satire hilarante de la société contemporaine «Triangle of Sadness» («Sans filtre»), le Suédois Ruben Ostlünd a remporté pour la 2e fois la Palme d’or, cinq ans après  «The Square», une récompense très méritée.

Œuvre anarchiste sur la lutte des classes, mettant en scène une galerie de personnages représentant un microcosme social, réuni lors d’une croisière sur un yacht de luxe : des ultra-riches, des mannequins influenceurs, un milliardaire oligarque russe ayant fait fortune dans les engrais. «Je vends de la merde», ironise-t-il en mode auto-dérision, un militaro-industriel, des employés, des ouvriers, des Blancs, des Noirs, etc. Le personnage du capitaine, ivre-mort, est un communiste pur et dur. Une forte tempête remettra en cause cet ordre établi. Tous vomissent le système dans des scènes scatologiques nous renvoyant  tout de go à «La grande bouffe» de Marco Ferreri où le réalisateur se moque et fustige le monde cynique des industriels et du capital. La dernière partie dont l’action se déroule sur une île déserte, façon «Koh-Lanta», ancre ce renversement jouissif des classes.

Mais la classe ouvrière, qui a pris le pouvoir sur l’île après le naufrage, est-elle meilleure, moins cynique, moins égoïste que la classe capitaliste. C’est que Ostlünd tourne en dérision les idéologies dans une mise en scène percutante et maîtrisée. Véhiculant une vision noire et pessimiste du monde occidental, le réalisateur prévoit même sa chute. Le cinéaste suédois n’a pas, en tout cas, volé la Palme d’or qu’il a raflée. Dans la même veine dénonciatrice mais de façon plus latente et feutrée, «Pacifiction» de l’Espagnol Albert Serra dont l’action se déroule à Tahiti, en Polynésie, pointe du doigt le colonialisme, la misère, la menace de la reprise des essais nucléaires par l’armée française, la  destruction de la nature, le racisme, etc. Tout est filmé dans une dimension picturale crépusculaire, impressionnante de beauté. La mise en scène maîtrisée et fluide, les décors naturels, le jeu des acteurs font de ce thriller politique une œuvre de haute voltige. Il est surprenant que le jury ait totalement ignoré cet opus porté par un grand Benoît Magimel.

Les troubles contemporains

«La femme de Tchaïkovski» du Russe Kirill Serebrennikov, librement inspiré de la vie de l’épouse du grand compositeur, nous plonge dans la Russie du XIXe siècle, empreinte d’une atmosphère tout aussi trouble que les personnages d’Antonina Miliakova,  épouse du compositeur Tchaïkovski dont elle est obsessionnellement amoureuse, sauf que, lui, il préfère les jeunes hommes.

Voilà qui annonce une atmosphère sombre, ténébreuse et une descente aux enfers d’un amour à sens unique où dominent les frustrations et les humiliations, qui conduiront l’anti-héroïne à l’aliénation totale. Or, ces scènes de confrontations entre le couple ainsi que les scènes entre la femme du compositeur et ses amis qui tentent de la convaincre de divorcer ne font que se répéter à l’infini.

Du coup, le film a du mal à décoller et à évoluer.

La mise en scène classique véhicule un aspect théâtral manifeste,  le réalisateur étant également un metteur en scène de théâtre. D’où la bonne direction des acteurs qui sont d’une grande justesse.

Saluons le jeu de l’excellente Alena Mikhailova dans le rôle de l’épouse de Tchaïkovski.

Fondamentalisme et radicalisme

«Boy from Heaven» du Suédois d’origine égyptienne propose, lui, une plongée dans l’univers religieux sunnite et la lutte au sein de la hiérarchie religieuse afin de remplacer l’imam d’Al Azhar qui vient de décéder subitement.

Une lutte de pouvoir implacable s’engage entre les élites religieuses et politiques du pays. Le réalisateur filme dos à dos la violence de l’Etat et celle des islamistes.

S’ensuit un réseau complexe d’espionnage, de corruption, d’assassinats, de trahisons, et de manipulation dans les sphères politique et religieuse où tout est permis pour s’accaparer le pouvoir.

Mis en scène façon thriller politico-religieux (le réalisateur cite «Le nom de la Rose» d’Umberto Ecco), le film s’alourdit d’éléments d’information qui le font sombrer dans une spirale sophistiquée entre scènes de conspiration et de contre-conspiration qui nuisent à la densité du propos et au rythme général.

Pourtant, «Boy from Heaven» a reçu le prix du scénario, mais on le sait le jury a toujours ses raisons que la raison ignore.

«Les Nuits de Mashad» du Danois d’origine iranienne, Ali Abassi, relate une histoire inspirée d’un fait divers, celle du «Tueur Araignée» qui a défrayé la chronique à l’orée des années 2000, car ayant assassiné 16 prostituées pour «nettoyer et purifier la ville Sainte de Mashad de ses péchés» selon sa propre réplique dans le film.

Mais une journaliste de Téhéran, Rahimi, mène l’enquête… Très vite, elle sera confrontée à la misogynie et au machisme des autorités locales, pas du tout pressées de voir l’affaire résolue, mais aussi d’une partie de la population locale qui semble approuver cette «  purification».

Mais ce film de serial-killer brutal et violent abuse d’éléments démonstratifs vulgaires qui surchargent le scénario amenant le récit sur une voie avilissante et grossière. Certes, le réalisateur veut dénoncer le fanatisme et le laxisme du pouvoir politique, mais, à trop insister sans nuances, on rate le coche. L’actrice Zaramir Ibrahimi a remporté pour son rôle de journaliste le prix d’interprétation féminine.

Ce qui a provoqué la colère des autorités iraniennes qui ont dénoncé le film et protesté, mercredi dernier, auprès de Paris. Le ministre iranien de la Culture, Mohamed Mehdi Esmaïli, a condamné le film et le choix du jury : «C’est un mauvais choix, totalement politique, qui vise à montrer une image noire de la société iranienne. Nous le condamnons totalement. Nous avons protesté auprès du gouvernement français. Ils n’ont pas le droit d’insulter un peuple et ses valeurs sacrées». Pis, l’organisation cinématographique de l’Iran, affiliée au ministère de la Culture, a affirmé dans un communiqué «que le film suit le même chemin emprunté par Salman Rushdie dans «Les versets sataniques».

S’adressant au jury, l’organisation l’accuse d’avoir «commis un acte biaisé et politique en faisant l’éloge d’un film faux et dégoûtant».

Mais même si des scènes de féminicides et de sexe sont «over», on peut se demander s’il revient aux politiques et aux Etats d’évaluer, de juger et de critiquer les œuvres artistiques, quels que soient leur enjeu et leur qualité. Bien sûr que non.

Le Retour à la Nature

«Les Huits montagnes» est un film sur l’amitié mais il évoque aussi le retour à la nature.

Toutefois, l’opus, qui illustre ce thème par excellence, n’est autre que «Hi-Han» (E.O.) du Polonais Jerzu Skolimovski. Libéré d’un cirque, E.O., héros atypique, entreprend un périple de la Pologne jusqu’en Italie.

Lors de son errance, il fera plusieurs rencontres avec des personnes, malveillantes surtout. Il sera, ainsi, confronté à la cruauté et à la folie humaines. Le réalisateur filme du point de vue de l’âne de manière chaotique, en prenant le parti pris du langage visuel tout en lâchant la bride au son et à la musique omniprésente. Cette grande liberté de la mise en scène magnifie les décors naturels fabuleux.

Singulier et audacieux, «Hi-Han» mérite le prix du jury ex æquo avec «Les Huit montagnes».

En recevant son prix, le réalisateur, âgé de 84 ans, n’a pas manqué de remercier ses acteurs, les Huit ânes qui se sont relayés pour incarner E.O.

Scène la plus insolite et la plus tendre de ce 75e Festival de Cannes.

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